À la rencontre du réseau LCDD #8 : Eva Tourrent de Tënk

Depuis ses débuts en 2016, Tënk propose chaque semaine une sélection éditorialisée de films documentaires, favorisant une approche humaine de la programmation et soutenant la création cinématographique. Partenaire de la Cinémathèque du documentaire, Tënk cherche à rendre les films documentaires accessibles à un large public tout en renforçant la visibilité du genre. Rencontre avec Eva Tourrent, responsable artistique de la plateforme.

 

Peux-tu me décrire brièvement le développement de Tënk ? Quels étaient les principes fondateurs à ses débuts ?

Tënk propose chaque semaine de nouveaux films documentaires à ses abonné•es. Chaque semaine, une sélection de 6 films est mise à disposition pendant deux mois, ce qui maintient une cinquantaine de films accessibles en permanence. Ces films sont soigneusement sélectionnés et éditorialisés “à la main”, ce qui caractérise vraiment la plateforme. Depuis le début, notre objectif a été d'avoir une programmation faite par des “humains”, à mille lieues des algorithmes et des achats sur catalogues. Il ne s'agit pas simplement de mettre en ligne des films, mais d’assumer des choix et de fournir un contenu éditorial autour de ces films. Par exemple, les programmeur•ices expliquent dans un avis pourquoi ils et elles ont choisi un film en particulier, partageant ainsi leur vision avec les abonné•es. En plus des films, nous proposons également des bandes annonces, des présentations des réalisateurs ou réalisatrices, et autres contenus pour aller plus loin. L'essence même de Tënk, qui est née en 2016, est de permettre aux spectateurs de regarder, partager et projeter des films chez elleux, que ce soit sur leur ordinateur ou maintenant via notre application télévisuelle. En résumé, nous voulons offrir une expérience accessible à tous et toutes, où que vous soyez.

 

Comment la plateforme a évolué ? Vous proposez désormais également des services de post-production par exemple…

Dès le départ, l'idée fondatrice de Tënk était d'être plus qu'un simple diffuseur. En plus de la diffusion en ligne, Tënk soutient la création, en offrant notamment des services de post-production dans nos studios à Lussas. Nous avons toujours eu cette ambition et c'était une priorité dès le début du projet. Ainsi, dès la création de Tënk, nous avions en tête de développer nos capacités pour offrir ce genre de services. Progressivement, nous avons investi dans des équipements, notamment dans un magnifique auditorium de mixage cinéma, qui est essentiel pour garantir une qualité optimale aux films d'auteurs travaillant avec nous, que ce soit pour une diffusion en salle ou pour les festivals. Cette montée en puissance dans le soutien à la création fait véritablement partie intégrante de notre projet depuis le début. L'année dernière, une quinzaine de films ont été soutenus grâce à différents appels à projets, en partenariat avec des entités telles que Mediapart et le département de l'Ardèche. 

En ce qui concerne notre partenariat avec Mediapart, il comporte deux volets. D'une part, certains films de Tënk sont repris par Mediapart et rendus accessibles à leurs abonné•es, ce qui constitue un partenariat historique depuis les débuts de Tënk. D'autre part, Mediapart apporte un soutien financier et éditorial à certains films, en concertation avec Tënk, pour les aider dans leur post-production ou leur production. Ce partenariat offre une aide précieuse au développement des films, tant sur le plan financier que sur le plan artistique.

 

Quels types de films documentaires proposez-vous sur Tënk ?

Sur Tënk, nous nous concentrons principalement sur le cinéma d'auteur. Ce terme englobe à la fois le cinéma en tant qu'art visuel et la notion d'une approche singulière de la narration. Pour nous, chaque film présenté sur Tënk est plus qu'un simple sujet ; il représente une forme artistique à part entière. Notre objectif est de mettre en avant des perspectives uniques sur le monde, permettant ainsi aux spectateurs de mieux le comprendre et de ressentir le réel de manière sensible, plutôt que purement intellectuelle, comme cela peut être le cas avec des documentaires plus didactiques. En résumé, nous cherchons à offrir une expérience cinématographique qui va au-delà de l'information pour susciter une réflexion profonde et une connexion émotionnelle avec le sujet traité.

 

Qui sont les programmateurs et programmatrices de Tënk ?

Actuellement, nous avons 18 programmateurs et programmatrices qui proviennent de divers horizons. Parmi eux, il y a des ingénieurs du son comme Daniel Deshays, des professionnels ayant travaillé pour de grands festivals tels que Aurélien Marset (Vision du réel) et Olivia Cooper à Johan (Cinéma du réel), Arnaud Hée programmateur à la Cinémathèque du documentaire à la Bpi, une réalisatrice comme Julia Pinget... Ces profils variés apportent des sensibilités différentes, chacun apportant son propre parcours. En ce qui concerne la direction artistique de Tënk, elle est assurée par trois personnes : Jérémie Jorrand, Line Peyron et moi-même. Notre rôle consiste à impulser, orienter mais aussi arbitrer et équilibrer les propositions faites par le comité de programmation, afin de créer chaque semaine une programmation riche et variée. Nous organisons des programmes tels que les "Fragments d’une œuvre", qui mettent en lumière le travail d'un réalisateur ou d'une réalisatrice, ou encore les "Tours, détours", qui offrent un regard sur un territoire ou un pays spécifique. Par exemple, nous avons récemment collaboré avec des chercheuses pour proposer une programmation sur la Palestine, mettant en avant la manière dont les cinéastes palestiniens créent eux-mêmes des images et éclairent de façon différente ce territoire et les luttes qui s’y déroulent.

 

Qui regarde Tënk ?

Nous avons constaté que notre audience est jeune, ce qui la distingue du public habituel des salles de cinéma qui est généralement plus âgé. Nos spectateurs ont entre 20 et 35 ans. Nous continuons à nous adresser à de nouveaux publics qui ne connaissent pas nécessairement ces films et qui n'ont pas l'habitude d'aller au cinéma. Pour nous, Tënk est une passerelle vers la découverte de nouveaux horizons cinématographiques et le développement d'une cinéphilie. Notre objectif est de créer une communauté autour de Tënk, qui compte actuellement plus de 10 000 abonnés, ce qui était inimaginable il y a 8 ans. Nous proposons des films rares, des formes expérimentales et des courts métrages, tout en accompagnant nos spectateurs dans leur exploration du documentaire. Dans notre programmation hebdomadaire, les coups de cœur et les partenariats contribuent à élargir les horizons cinématographiques de notre public. Nous croyons que l'expérience Tënk et celle des salles de cinéma sont complémentaires et non concurrentes : regarder des films sur Tënk n'empêche pas d'aller au cinéma, et vice versa. Par exemple, certains spectateurs peuvent découvrir des films sur Tënk et être encouragés à les voir en salle par la suite. L’association ADCHA organise des projections chez des particuliers et propose régulièrement des débats-rencontres avec les cinéastes de films programmés sur Tënk. Nous travaillons également en partenariat avec la Fédération nationale des Centres Sociaux pour promouvoir la médiation et la pédagogie autour du documentaire.

 

Quels sont les différents volets disponibles sur Tënk et comment fonctionne l'offre de location de films pour les abonné•es ?

Il y a deux volets distincts sur le site Tënk. Il y a d'abord l’onglet “En ce moment”, avec les films SVoD qui sont inclus dans l'abonnement et sont renouvelés chaque semaine. Certains de ces films restent progressivement dans notre catalogue et sont ensuite accessibles dans le deuxième onglet du site : “location”. Nous avons aujourd'hui plus de 1500 films disponibles à la location, au prix de 2€ pour 48 heures pour les abonné•es, ce qui correspond à de la TVOD réservée exclusivement à nos abonnés. Les usages changent et de plus en plus de films sont loués. Ainsi, l'année dernière, sur les 1500 films disponibles, 1300 ont été loués au moins une fois ! Même si certains films sont loués peu fréquemment, cela reste important pour nous car cela signifie qu'ils sont recherchés et trouvés par notre public. Beaucoup de ces films ne sont disponibles que sur Tënk et nulle part ailleurs, ce qui constitue une grande satisfaction pour nous, car cela permet à ces œuvres de continuer à être vues. Nous proposons également des films qui ont eu des sorties en salles. Nous sommes conscient•es des difficultés pour le public de les visionner, surtout en dehors des grandes villes où les salles de cinéma peuvent manquer. Plus largement ces films restent souvent peu de temps à l'affiche. Tënk offre ainsi une opportunité de rattrapage pour voir ces films qu’ils ont peut-être été manqués en salle.

 

Comment Tënk aborde-t-il le défi de rendre les films documentaires accessibles, et quels sont les aspects clés de l'interface et de l'expérience utilisateur de la plateforme ?

Avec l'expansion continue de notre catalogue, il est crucial pour nous de l'accompagner et de le dynamiser pour le rendre accessible.

 

 

Sur notre site, nous avons désormais cet onglet dédié à la location, avec des rails éditorialisés couvrant divers thèmes/questions tels que  Jeune public, Portraits d’une vie, En forêt, Migrations... Nous proposons toujours une interface épurée et facile à utiliser, mais nous avons également ajouté un onglet “Tous les films” pour celleux qui préfèrent explorer par eux-mêmes. Vous pouvez ainsi voir tous les films disponibles, filtrés par durée, leur disponibilité dans la location ou l'abonnement. Il existe plusieurs façons d'utiliser la plateforme, et notre site a évolué depuis son lancement initial. Notre version actuelle met mieux en avant nos accompagnements éditoriaux par programmation, tels que les Escales, les reprises de festivals, les fragments d’une œuvre, les Premières Bobines, etc. Ces dernières sont importantes pour nous, car elles mettent en lumière des talents émergents et offrent de nouveaux regards sur le monde du documentaire. Nous ne traitons pas uniquement l’actualité ; notre objectif est d'offrir une vision alternative et profonde du monde à travers le cinéma. Les Escales ont été spécialement conçues pour accueillir, de nouveaux abonné•es, offrant une porte d'entrée vers le monde du documentaire d'auteur. Cette métaphore maritime de "faire escale" illustre bien notre intention d'inviter de nouveaux passagers à embarquer dans l'univers de Tënk, et cela fonctionne bien ; nous constatons une véritable curiosité de la part de notre public. Je crois beaucoup en l'effet communautaire : nos abonné•es peuvent influencer d'autres personnes à voir des films en salle en recommandant des films du label ou en participant à des avant-premières. Tënk a réussi à créer et à fédérer une communauté, ce qui constitue notre force aujourd'hui. Dans cette optique, nos abonné•es peuvent désormais écrire des critiques sur les films en ligne ou de notre catalogue, ce qui favorise la participation collaborative. Je crois que nous sommes devenus une référence en terme de programmation, ce qui renforce la confiance des spectateurs dans nos recommandations. 

 

Pourquoi avez-vous décidé de vous positionner en tant que partenaire de la Cinémathèque du documentaire et comment collaborez-vous avec les membres du réseau ?

Dès la création de la Cinémathèque, nous avons été impliqués, car il nous semblait évident de participer à une synergie entre les acteurs du documentaire. Les Escales ont également été conçues dans cet esprit, pour mettre en valeur le travail remarquable réalisé par les membres du réseau, notamment ceux en région, qui proposent des programmations de qualité mais qui ne sont pas toujours bien connues. Ainsi, en tant que partenaire de la Cinémathèque du documentaire, nous participons à cette mise en lumière du travail des membres du réseau. La collaboration avec les membres du réseau est très variée et dépend des Escales et des projets en cours. Par exemple, avec Sans Soleil, ils ont réalisé une programmation en ligne qui a ensuite été diffusée en salle et auprès de leur public. De même, avec Documentaire sur Grand Écran, nous avons proposé des programmations aux autres membres du réseau, favorisant ainsi la circulation des œuvres. Nous croyons beaucoup en cette synergie entre les événements physiques et la diffusion sur Tënk. Nous encourageons et développons cette collaboration dans l'avenir en veillant à ce que les Escales résonnent également avec les événements physiques. Cela se fait déjà souvent, mais nous trouvons stimulant de voir que ces projets ne se limitent pas uniquement à Tënk. Nous cherchons à créer des programmations sur mesure, allant au-delà des Escales. Nous croyons en un bel avenir dans le développement de cette synergie entre les projections physiques et en ligne, car cela favorise la circulation des œuvres et renforce le réseau. En fin de compte, nous sommes tous au service de la diffusion du documentaire, et c'est là que nous trouvons notre motivation principale.

 

Comment envisages-tu l'avenir de ce partenariat avec LCDD ?

Après 8 ans d'existence, Tënk continue d'évoluer. En ce qui concerne les Escales, notre volonté de nous déplacer vers de nouveaux horizons reste intacte. Dans le cadre de l'Année du Documentaire, par exemple, nous avons pris l'initiative de nous ouvrir à de nouveaux publics avec "La Traversée". Ce concept propose un film gratuitement chaque mois, accompagné d'un texte éditorial explorant une question clé sur le documentaire. La première édition s'est penchée sur la nature du documentaire d'auteur et a présenté un film de Nicolas Philibert. Ce contenu était accessible gratuitement pendant une semaine, puis disponible pour nos abonnés pendant encore 7 semaines avant d'être proposé à la location. Cette approche permet aux spectateurs de naviguer entre les films, de se poser des questions et de découvrir de nouvelles œuvres, stimulant ainsi leur appétit pour le documentaire.

 

Parlons de la dernière Escale entrée en ligne.

Nous avons décidé de mettre en valeur le travail de l'ACID, qui soutient les films sortant en salle et qui est membre du réseau national de la Cinémathèque du documentaire. Pour cela, nous avons choisi de revisiter des films datant de plus de 10 ans, des œuvres marquantes de l'histoire du cinéma. Parmi eux, nous retrouverons le film "Je suis le peuple" d'Anna Roussillon, les révolutions arabes vues depuis la campagne égyptienne, "La Pivellina", un beau film tourné dans une famille de circassiens dans les faubourgs de Rome, un autre film tourné dans une prison polonaise. Cette programmation intitulée “Entrer dans le Cercle” vise à explorer la rencontre avec des communautés et des groupes humains auxquels il n’est pas toujours simple d’accéder, offrant ainsi une perspective unique sur ces réalités souvent marginales. Nous avons réfléchi à compléter les actions de l'ACID, en proposant des films plus anciens, offrant ainsi une expérience complémentaire à celle que l’association de cinéaste mène dans les salles de cinéma. En ce qui concerne le choix de travailler avec les membres du réseau, cela se fait dans les deux sens. Certains viennent vers nous avec des propositions, tandis que nous sollicitons également des structures pour des collaborations. Par exemple, nous avons entamé des discussions avec Le Carré d'Art à Nîmes, qui souhaite inviter un chercheur pour réfléchir à une question cinématographique à travers une sélection de films. Cette dynamique de collaboration permet un échange fructueux et une diversité dans nos programmations.

 

Quelle relation est ce que Tënk entretient avec les autres membres du réseau de la Cinémathèque du documentaire ?

Il est important d'écouter les membres du réseau et de les accompagner dans l'élaboration de contenus éditoriaux, pour la rédaction de textes notamment mais en produisant également des extraits et d’autres contenus encore à imaginer. Cette approche pourrait compléter nos Escales et offrir un support supplémentaire aux membres du réseau. Depuis le début, mon désir a été de favoriser cette complémentarité entre le travail déjà mené localement par les membres du réseau et la diffusion numérique. Par exemple, notre partenariat avec Documentaire sur grand écran a permis cette circulation car c’est au cœur de leur métier de faire circuler les films. Depuis 2023, La Traversée répond à l'objectif de rendre visible un genre peu représenté et de fournir des clés de compréhension. Nous explorons également des formes de programmation plus flexibles, comme les cartes blanches ou les séries thématiques, pour élargir notre audience et notre accompagnement des publics en collaboration avec les membres du réseau de la Cinémathèque du documentaire. Notre partenariat comprend également le volet "Oh my doc", qui soutient et labellise les films destinés à une sortie en salle. 

 

Peux-tu rétrospectivement faire un bilan de cette année du documentaire ?

La Traversée a été une vraie réussite. C'est quelque chose que nous prévoyons de prolonger, de transformer, et qui a toute sa place sur notre site. Bien que nous n'ayons pas encore dressé le bilan complet, nous considérons que c'est une piste pour continuer à proposer de nouveaux contenus et toujours plus d’accompagnement pour nos abonné•es. Cette dynamique a été enclenchée par l'Année du documentaire, et nous constatons une augmentation tant qualitative que quantitative de l'intérêt pour nos contenus, que ce soit sur les réseaux sociaux ou à travers de nouveaux abonnements. Nous observons une grande curiosité chez les nouveaux abonné•es, notamment avec l'offre de découverte à 1€ par mois, ce qui témoigne d'une évolution significative de nos pratiques. Autrefois, nous avions principalement des abonnements annuels, provenant de nos premiers soutiens, fidèles, mais nous voyons désormais une diversification de notre public, attirant celles et ceux qui ne sont pas encore familiers avec le documentaire. Cela démontre notre position établie dans le paysage des plateformes, grâce à notre approche éditoriale distinctive et à notre engagement continu dans l'accompagnement des spectateurs.

 

Entretien réalisé par Carla Le Touzé, chargée de communication à la Cinémathèque du documentaire

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